L’entreprise serait-elle l’école de demain ?

dimanche 11 novembre 2018


Par Le collectif « le LP ça marche ! » , Enseignants de lycées professionnels de l’Académie de Rouen — 11 novembre 2018 , in le journal Libération

Le projet de réforme des lycées professionnels inquiète les enseignants. En contrariant la pédagogie, en vidant le budget des uns pour remplir celui des autres, la nouvelle formule laisse peu de place à une scolarité humaine et vivante.

« Coucou Manu ». Telle serait sans doute la formule d’appel qu’utiliserait un de nos élèves de lycée professionnel pour vous envoyer un courrier officiel, si nous, professeurs, ne prenions pas le temps nécessaire pour circonscrire les codes sociaux qui lui permettraient de formuler prosaïquement, Monsieur le président de la République.

La suite du courrier, notre élève l’ignore encore, alors que nous, enseignants des lycées professionnels de la République française, nous cherchons nos mots pour manifester notre effroi face à la réforme que Jean-Michel Blanquer veut mettre en œuvre dans nos établissements dès la rentrée 2019. Nous cherchons nos mots car ils sont rares, ceux qui peuvent décrire la perte immense de curiosité intellectuelle, de savoirs, de nouvelle chance, de lectures, de progrès, de savoir-faire, d’écriture, d’idées formulées et reformulées, de culture, de bons gestes, de répétition, de découverte, d’attitude professionnelle, d’échec et de réussite qui sont aujourd’hui les arcanes de notre métier. Jour après jour, nous œuvrons auprès de jeunes de 14 à 20 ans trop fragiles pour avoir pu profiter des enseignements du collège, trop pressés de quitter les bancs de l’école, dans un monde complexe que pourtant Google trimbale dans leur poche, trop absorbés par les écrans, trop délaissés par leur environnement pour conserver le goût de l’effort, trop découragés pour apprendre ou donner du sens à ce qui n’en a pas. Notre métier est difficile, car il nous faut faire preuve d’imagination, de dialogue, d’autorité avec ces gamins qui nous prennent pour des vieux dont les salaires sont bien moindres que ceux qu’ils croient pouvoir espérer ! A tout moment, le fil ténu de la transmission peut se rompre, mais nous sommes présents pour faire vivre le savoir, redonner l’envie à ceux qui l’ont perdue, donner leur chance à ceux qui n’en ont jamais eu. Et cette mission est fondamentale pour tous.

Nous travaillons avec un tiers des lycéens de France pendant trois ans, quatre ans autrefois, quand formation professionnelle n’était pas un vain mot du service public. Nous travaillons au bénéfice de cette nation en devenir qui subit les réformes incessantes qui frappent l’Education nationale. Ces réformes affaiblissent notre détermination à former des citoyens dignes et informés qui sauraient pourquoi ils cherchent leur travail plus loin qu’en traversant la rue et capables de faire le choix des urnes, guidés par leur libre arbitre.

La réforme Blanquer qui prévoit, entre autres, le regroupement de filières, la réduction du nombre d’heures de cours et la refonte des enseignements généraux a commencé contre toute attente en laminant notre rentrée. Elle se poursuivra avec la même noirceur en vidant les lycées professionnels, en remplissant les centres de formations d’apprentis, en contrariant la pédagogie, en vidant le budget des uns pour remplir celui des autres. L’entreprise serait-elle l’école de demain ? Les professions, les fonctions, les métiers ne s’apprennent plus sur le tas. Le bon geste doit être accompagné du mot juste, et c’est ce qui fait notre valeur ajoutée. Et c’est ce dont vous voulez priver nos élèves dès l’an prochain.

Cette nouvelle formule invalide notre expertise et nos pratiques en supprimant des heures d’enseignement pourtant indispensables. Les lycéens progressent au lycée, en stage, en atelier, en labo, en cuisine, en service, ensemble, face au tableau, face à leurs pairs, en dialogue avec l’enseignant, et au sein de la communauté scolaire.

A l’heure de la globalisation, vous ne pouvez pas priver une partie de la population d’apprendre autant que possible, accompagnée par des adultes qui la reconnaissent, la respectent et souhaitent la voir grandir. La nouvelle réforme proposée laisse peu de place à une scolarité humaine et vivante. Quel qu’en soit le coût, quel qu’en soit le temps : laissez-nous faire notre travail, Monsieur le Président !

« Biz ». Telle serait la formule de politesse qu’utiliserait un de nos élèves fort peu éduqué, s’il avait eu à vous « tweeter ».