Education : quand Darcos et Finkielkraut amènent leurs idéologèmes chez Ockrent
mercredi 14 novembre 2007
sur le site http://arretsurimages.net/
Par Judith Bernard le lundi 12 novembre 2007
On débattait dimanche soir chez Christine Ockrent d’Education, en compagnie des pointures incontournables sur la question, dont le ministre concerné, Xavier Darcos, et le penseur désolé, Alain Finkielkraut. Le débat était courtois et constructif, Christine comme à son habitude posait des questions interminables dont tout le monde avait oublié le début quand elle arrivait à la moitié, et retombait sur ses pieds syntaxiques avec une adresse proprement sidérante et un sourire charmant.
Une fois n’est pas coutume, j’étais d’accord avec à peu près tout le monde. Dans l’oreiller de cette douce soirée télévisée, je n’étais pas loin de penser que finalement oui, sur l’école et ses enjeux, nous allions enfin pouvoir penser ensemble, par delà les clivages idéologiques, et nous endormir dans le rêve de jolies réformes pleines de promesses : remettre la maîtrise de la langue au centre de l’enseignement dès le départ, moins d’heures de cours, plus d’heures d’accompagnement individualisé : j’en rêvais déjà…
C’était compter sans la fin de soirée, quand les orateurs échauffés ont commencé un peu à se déboutonner, laissant dépasser leurs idéologèmes. Un idéologème, c’est la maxime idéologique sous-jacente au développement argumentatif d’un énoncé. C’est un petit fragment de doxa, qu’on n’a pas besoin de formuler, et qui structure souterrainement un discours.
Ça a commencé quand Finkielkraut a fait un tout petit pas de côté pour commenter les blocages de facs qui se multiplient et tentent de faire le pont avec d’autres mobilisations en cours : mouvement « pathétique » et « odieux », selon lui, révélant le « gâtisme » et la « sénilité » de ces étudiants militants - « c’est ça le rêve d’émancipation ? se gausse-t-il, être solidaire des cheminots qui défendent non pas l’égalité mais leur statut ? » (le mot « statut » prononcé comme un gros mot, une infamie, comme si ça voulait dire par exemple, « privilège honteux »).
Cette dénonciation du « vieillisme » des jeunes lorsqu’ils s’associent à la défense des acquis sociaux repose sur un idéologème très classique : c’est l’idéologème qui postule que « défense des acquis sociaux » = « immobilisme, conservatisme, archaïsme, passéisme ». Idéologème classique certes, mais néanmoins inattendu dans l’univers argumentatif de Finkielkraut, qui vante depuis si longtemps les vertus du passé contre les fantasmes d’un progressisme triomphant, et récuse avec une véhémence poussée jusqu’à la caricature la modernité décomplexée quand il s’agit de culture… C’est ça qui est amusant avec les idéologèmes : comme ils procèdent pratiquement de l’inconscient politique d’un locuteur, ils peuvent, à la manière d’un lapsus ou d’un acte manqué, entrer en légère contradiction avec son discours « officiel ».
Dans un débat qui se veut « pragmatique », et qui cherche des solutions consensuelles – ce qui est typiquement le cas d’un débat sur l’éducation – il vaut mieux éviter les idéologèmes, prompts à opposer les orateurs en renvoyant chacun à son camp politique. En plus, un idéologème ne gagne pas à être formulé trop explicitement, parce qu’alors il perd sa valeur d’axiome et devient discutable… Mais voilà : sa parenté avec les formations inconscientes lui vaut de fonctionner un peu comme le mot d’esprit tel qu’il a été analysé par Freud - quand un orateur commence à se lâcher, à sortir son idéologème, c’est trop tentant, tout le monde se déboutonne et les refoulés politiques se mettent à sortir de l’ombre : c’est ainsi Xavier Darcos qui sort le sien dans la foulée :
« Je trouve aussi que c’est penser vieux, alors qu’on est jeune, que de reprocher aux universités de vouloir connaître le monde de l’entreprise et le monde du réel ; le fait que les universités soient plus indépendantes et qu’elles puissent se connecter avec le monde réel, qu’elles puissent négocier autour d’elles des débouchés, des aides, des laboratoires, mettre ensemble ceux qui produisent et ceux qui étudient, il n’y a rien là de choquant (…) Il faut à tout prix que le monde réel et le monde de l’université se connaissent, et en effet il n’y a rien de plus triste que de voir des jeunes, qui se pensent de surcroît révolutionnaires, qui pensent comme des vieux ». Vous avez chopé l’idéologème, le terrible idéologème ? Celui qui postule que « monde de l’entreprise » = « monde réel ». Au début de l’énoncé il reste encore la petite copule, le petit « et » qui suppose que les deux ne se confondent pas totalement. Mais plus le refoulé sort, plus la substitution s’opère, et à la fin de l’énoncé c’est acquis : il ne reste plus que « le monde réel » pour désigner « le monde de l’entreprise ».
Et donc le reste du monde, ce qui n’est pas l’entreprise c’est quoi ? Irréel ? Virtuel ? Imaginaire ?
Je suis ravie d’apprendre que moi qui pour l’essentiel ne bosse pas en entreprise, qui défends d’autres valeurs que celles de l’entreprise, je ne vis pas dans le « réel ». Je le savais déjà, d’ailleurs, puisqu’à chaque fois que je défends d’autres systèmes économiques que le marché libéral qui est le terrain de déploiement entrepreneurial, on me répond que ce n’est pas « réaliste ». Dans le vocabulaire courant, « réaliste » est devenu synonyme de « libéral ». Et c’est évidemment très grave, puisque ça fait passer une option idéologique pour une vérité première indiscutable.
C’est le même idéologème qui rend possible cet énoncé parfaitement aberrant : « mettre en relation ceux qui produisent et ceux qui étudient ». Enoncé qui, en séparant ces deux instances comme si elles s’ignoraient, suppose qu’à l’université, on ne « produit » rien. On produit pourtant de la pensée, du savoir, des idées, de la réflexion, tout ça ; mais tout ça n’est « rien », puisque tout ça n’est pas le « réel ». Dans ce système idéologique, tout ce qui n’est pas une marchandise n’est pas réel. Et très logiquement, le mouvement étudiant de contestation paraît aux yeux de Darcos relever de la « fiction » et de « l’irrationnel » : il conclut d’ailleurs en affirmant qu’on est là « dans un irrationnel politique qui est quand même profondément démodé ».
Démodé ; et oui. Il faut décidément être à la mode, être moderne. C’est quoi, être moderne ? Ce n’est pas défendre les acquis sociaux, on l’a vu tout à l’heure : on est vieux quand on est de ce côté-là. La notion de modernité, que Finkielkraut n’a pas osé formuler, c’est aussi Darcos qui la dégaine finalement : pour répondre à Philippe Meirieu qui le charrie un peu sur Sarkozy et son dîner au Fouquet’s avec Arthur (le débat porte alors sur la promotion de la culture générale et l’amour de la belle langue), Darcos répond ceci :
« Ne caricaturez pas : ce n’est pas parce qu’on a des amis dans le monde moderne ou dans le monde du showbiz que soudainement on va devenir complètement inculte et pas savoir parler le français – vous avez dû remarquer que Nicolas Sarkozy parlait un français à peu près impeccable ».
Personnellement je n’avais pas remarqué, non. J’avais même remarqué plutôt le contraire. Mais ce qui m’intéresse là dedans, c’est le surgissement impromptu de l’idéologème, un peu bizarre, un peu foireux, au détour de cette drôle d’expression : « Avoir des amis dans le monde moderne ». A propos d’Arthur. Donc, grosso modo, « le monde moderne » = « le monde du showbiz ». Et donc, le reste : ringard, dépassé ? Et tout le show biz, légitimé, valorisé, parce que « moderne » ?
Bien sûr, si l’on interrogeait Darcos sur ses idéologèmes, il démentirait, il nuancerait, il dirait mais non je n’ai pas voulu dire ça, je ne pense pas ça. C’est comme si on demandait des comptes à quelqu’un pour un lapsus ou pour un rêve qu’il a fait. N’empêche, ses rêves, ses lapsus, et ses idéologèmes, ils ne sortent pas de nulle part. Il y a bien un endroit dans sa tête, et en tout cas dans son discours, où « réel » = « monde de marchandises », un endroit où « conservation des acquis sociaux » = « passéisme », où « modernité » = « pipolisation populiste »…
Si c’est ça, le moderne, l’avenir, ça permet de mourir sans trop de regret : c’est en gros ce qu’a dit Finkielkraut à la fin de l’émission, où Ockrent et son équipe avaient jugé « moderne » de glisser un épouvantable sujet réalisé dans le cyber-espace avec des cyber créatures et des cyber-universités. « Si le monde va vers ça, j’envisagerai la mort avec un peu de sérénité » a-t-il souri. Moi, là, j’ai éclaté de rire. Je crois que ça ne m’était jamais arrivé, de rire de bon cœur d’un mot d’esprit de Finkielkraut. Merci, Alain. Pour ça, et pour le reste...
merci à Judith Bernard et à « Arrêt sur images »