Egalité des chances, « l’égalité des possibles » ? Comment ? Discrimination positive ?

mercredi 22 février 2006


par Thomas Piketty*

« Tout le monde en convient : la société française doit inventer de nouvelles politiques permettant de faire progresser concrètement l’égalité des chances, »l’égalité des possibles" pour reprendre l’expression d’Eric Maurin, notamment en matière scolaire. L’élévation générale des niveaux d’éducation a suscité des frustrations à la mesure des espoirs placés en elle. Les inégalités de parcours et de réussite scolaire se sont simplement translatées vers le haut, quand elles ne se sont pas accrues - encore que ce point tende à être exagéré aujourd’hui : le paradis perdu de l’ascenseur social tournant à plein régime n’a jamais existé, pas plus que celui de l’emploi à vie.

Simplement, les inégalités sont devenues moins lisibles. Autrefois, l’inégalité était brute : certains devaient commencer à travailler à 14 ou 16 ans pour gagner leur vie, alors que d’autres avaient la chance de pouvoir poursuivre leurs études. Aujourd’hui, chacun peut ou croit pouvoir accéder à une formation longue, mais des inégalités plus subtiles reviennent en cours de route (entre filières générales et professionnelles des lycées, à l’intérieur des filières du supérieur...), et ceux qui ratent le bon embranchement et qui connaissent le plus fort chômage à la sortie sont souvent les mêmes qui travaillaient tôt autrefois - l’emploi en moins.
Toutes les sociétés connaissent le même défi : à partir du moment où un certain niveau de formation de base s’est universalisé, l’enjeu est d’aller plus loin et d’inventer des politiques permettant à ceux qui font face à un fort handicap initial de connaître les mêmes chances de réussite scolaire et professionnelle que les autres. Qu’on le veuille ou non, le débat sur la discrimination positive - terme générique imprécis par lequel on désigne le plus souvent les politiques visant à donner plus de moyens de réussir à ceux qui en ont le moins - s’est imposé en France.
Ce terme de « discrimination positive » est en soi problématique, car il tend à orienter le débat français vers des solutions américaines, qui ne sont pas les seules. Certes, personne ne propose d’appliquer en France les dispositifs d’admission préférentielle de certaines catégories ethniques dans les universités, sur lesquels s’est construite la discrimination positive outre-Atlantique. Ces références ethniques ne peuvent avoir leur place que dans la réalité américaine, où pour des raisons historiques évidentes la question sociale s’est structurée autour de la question raciale.
Il est cependant frappant de constater à quel point le débat français se focalise sur le même type de mécanisme d’admission préférentielle dans les filières sélectives du supérieur, à la façon de ce que fait Sciences Po pour les lycéens issus de ZEP depuis quelques années, ou de la classe préparatoire réservée aux lycéens de ZEP qui ouvrira à Henri-IV à la rentrée 2006 - à la différence notable près que les catégories bénéficiant d’une admission préférentielle sont ici définies sur une base territoriale et non ethnique.
Ces dispositifs susciteront les mêmes débats qu’outre-Atlantique : ils permettent de donner une chance à des jeunes découragés et qui n’auraient jamais osé proposer leur candidature dans ces filières, mais dans le même temps ceux qui auraient pu être admis de toute façon risquent de souffrir du regard qui sera porté sur eux à la suite d’une admission « hors norme ». En l’espèce, il est probable que les effets positifs l’emportent : augmenter le nombre de lycéens de ZEP suivant avec succès ces filières élitistes (actuellement infinitésimal) pourrait avoir un impact psychologique important.
Mais si de tels dispositifs étaient étendus à des effectifs autres que symboliques, puis généralisés, ces débats ressurgiraient assurément. Sauf précisément à inventer de nouvelles formes de discrimination positive à la française, exploitant la principale différence qui sépare catégories ethniques (ou sociales, d’ailleurs) et catégories résidentielles : on peut changer de résidence, pas d’origine ethnique (ni sociale). D’où la proposition ingénieuse formulée par Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS (centre d’histoire sociale du XXe siècle, université Paris-I) d’admettre en classes préparatoires les 7 à 8 % des élèves les meilleurs de chaque lycée, en particulier ceux de ZEP. Cela pourrait avoir un effet fort sur la mixité sociale (beaucoup de parents calculateurs voudraient alors mettre leurs enfants en ZEP), qui pourrait contrebalancer largement les effets pervers habituels.
Il reste que de telles politiques ne permettent pas de corriger les retards scolaires déjà considérables accumulés à l’adolescence. Lors des tests de compétences passés à l’entrée en CP, avant même d’avoir commencé leur vie scolaire, les enfants d’ouvriers obtiennent en moyenne des scores plus de 10 points inférieurs à ceux des enfants de cadres, soit pratiquement l’équivalent d’un écart-type, ce qui est considérable.
Et si l’inégalité apparaît plus faible au niveau des notes obtenues au baccalauréat (6 points, à peine plus de la moitié d’un écart-type), c’est tout simplement parce que les enfants d’ouvriers ont déjà largement disparu en cours de route : ils forment 38,9 % des enfants à l’entrée en CP, et seulement 19,2 % en terminale générale (les enfants de cadres passent eux de 19,2 % à 29,7 %).

Pour lutter contre ce type radical d’inégalité des chances, il faut agir à un âge très précoce, dès les premières classes du primaire, où se forment des inégalités durables. Et contrairement à une idée reçue, il est faux d’affirmer que rien de tangible ne peut venir des réductions ciblées de taille des classes.
De telles politiques ont certes un petit côté « mécaniciste » qui les rend suspectes à beaucoup de fins penseurs du social - mais au moins ont-elles le mérite d’appartenir à l’espace des politiques possibles. Le scepticisme qui les entoure s’explique également par un biais statistique classique en matière d’évaluation des politiques publiques, consistant à confondre corrélation et causalité.
Si l’on examine la corrélation brute entre taille de classe et réussite scolaire, on constate qu’elle va dans le mauvais sens : les élèves placés dans des classes plus petites ont plutôt tendance à avoir de moins bons résultats scolaires que les autres ! Cela vient évidemment du fait que des classes plus réduites ont précisément tendance à être allouées aux écoles plus défavorisées au départ, handicap initial que le léger ciblage
des moyens ne peut compenser.
On peut certes raisonner « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en comparant des écoles ayant le même pourcentage d’ouvriers, appartenant au même type d’agglomérations, etc. Mais cela n’est généralement pas suffisant, car il existe souvent des caractéristiques non observables pour le chercheur mais connues des acteurs locaux expliquant pourquoi deux écoles apparemment semblables ont obtenu des tailles de classes différentes.
On retrouve le même problème quand on cherche à évaluer l’impact du nombre de policiers sur la délinquance : la corrélation va dans le mauvais sens, y compris « toutes choses égales par ailleurs », tout simplement parce que l’on met généralement plus de policiers là où ça va mal.
En l’occurrence, des études exploitant les variations brutales du nombre de policiers précédant des élections ont pu trouver un effet allant dans le « bon » sens : la délinquance baisse, quoique assez modérément.
Dans le cas des tailles de classe, on peut dépasser ces difficultés en exploitant les discontinuités liées aux seuils d’ouverture et de fermeture de classes. Au niveau du CE1, on constate par exemple que les écoles obtiennent généralement une seconde classe au-delà de 30 élèves inscrits, si bien que la taille moyenne de classe chute de façon importante dans les écoles comptant 32-33 enfants inscrits plutôt que 28-29. Or on observe que ces variations aléatoires des tailles de classe, conséquence des hasards de la démographie locale, engendrent à l’entrée en CE2 des variations parfaitement symétriques de la réussite aux tests de mathématiques. Il est d’autant plus difficile d’expliquer ces résultats autrement que comme une relation causale, que ces variations n’existaient pas pour les mêmes élèves au niveau des tests à l’entrée en CP.
Si l’on décompose les résultats, on constate également que les effets sont sensiblement plus importants pour les enfants défavorisés. Les coefficients obtenus sont quantitativement importants : par exemple, une réduction de la taille des classes à 17 élèves en CP et CE1 en ZEP (au lieu de 22 actuellement) permettrait de réduire de près de 45 % l’inégalité en mathématiques à l’entrée en CE2 entre écoles ZEP et hors ZEP. Aucune étude ne peut dire quel serait l’impact à l’âge adulte, mais tout laisse à penser qu’il pourrait être du même ordre. On notera que ces résultats ont été obtenus sans que des brigades d’inspecteurs d’académie viennent donner de nouvelles instructions pédagogiques aux enseignants lors des franchissements de seuil : contrairement à une idée tenace en sciences de l’éducation, les instituteurs semblent tout à fait capables de tirer eux-mêmes parti de classes plus réduites

d’après Dépêches de l’Education

* Thomas Piketty est économiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est, depuis le 1er décembre 2005, directeur de l’Association de préfiguration de l’Ecole d’économie de Paris.