SES:La place des théories dans l’enseignement des sciences économiques et sociales

dimanche 5 mars 2006


Alors que l’enseignement des SES est fortement attaqué (tiens ? dérangeant ?), Alain Beitone propose un article passionnat sur la nécessité didactique de recours aux « théories »(Février 2006)

"L’enseignement des sciences économiques et sociales est traversé depuis son origine par un débat récurrent sur la place des théories [1]. Ce débat a toujours vu s’entrecroiser des arguments de nature épistémologique et des arguments de nature pédagogique. Presque quarante ans après la naissance des SES, il est peut être temps d’en finir avec ce débat devenu quelque peu rituel.
Plus récemment, un nouveau thème de débat a surgit, il porte sur la question des « fondamentaux ». Il faudrait, selon certains, recentrer l’enseignement des SES sur des « fondamentaux » ce qui conduirait à mettre l’accent sur des « mécanismes » plutôt que sur des analyses théoriques, à mettre l’accent sur des savoirs qui font l’accord des économistes et des sociologues plutôt que sur des controverses scientifiques (pour un plaidoyer en faveur de cette approche voir Montoussé, 2004, et, pour une réponse, Buisson-Fenet, 2005). Les arguments avancés sont essentiellement pédagogiques : il s’agirait de s’adapter au niveau des élèves et de faciliter leurs apprentissages.
Nous voudrions, dans le texte qui suit, soumettre à examen ces différentes thèses, proposer quelques pistes pour sortir des faux débats et cerner, éventuellement, les divergences et leurs enjeux.

  I. Le recours aux théories : une exigence épistémologique

La conception initiale des sciences économiques et sociales (ce que certains nomment le « projet fondateur ») manifeste une claire méfiance à l’égard des théories. La discipline scolaire nouvelle s’appelle d’abord « Initiation aux faits économiques et sociaux ». Il s’agit bien de s’en tenir aux faits comme le soulignent, par exemple, J. Fourastié ou J.P. Courthéoux. Les théories sont suspectées de véhiculer des conceptions idéologiques, on craint aussi qu’elles ne durcissent prématurément de « jeunes esprits ». Sans doute, cette approche s’explique-t-elle par le contexte historique : d’un côté un pouvoir politique à la fois conservateur et modernisateur [2], de l’autre des sciences sociales largement dominées par une perspective critique (marxisme, structuralisme, sociologie critique dominent le champ des sciences sociales en France à la fin des années 1960). Mais ce contexte historique singulier ne saurait tenir lieu de réflexion épistémologique [3].

1.1 La connaissance scientifique suppose toujours un détour théorique

S’il y a bien aujourd’hui un point qui fait l’accord des diverses sciences sociales et des divers paradigmes, c’est le caractère incontournable du recours à la théorisation.

B. Lahire le rappelle dans un ouvrage récent : « Jamais les « faits » n’imposent leur évidence. Ils supposent toujours un regard (ou un point de vue) qui les constitue » (Lahire, 2004, p.13). Plus loin il précise : « … une chose est sûre : aucune enquête de terrain ni aucune base de données, quels que soient son étendue et son degré de précision, n’ont jamais engendré et n’engendreront jamais par elles-mêmes des connaissances sociologiques si elles ne sont pas conçues, guidées, suscitées, informées, alimentées par une imagination théorique » (Lahire, 2004, p. 121).
B. Lahire se situe clairement (sur ce point au moins) dans la perspective tracée par P. Bourdieu. Ce dernier insiste, tout au long de son œuvre, sur l’importance des théories. Il ne méconnaît pas les risques d’un « théoricisme » qui éloignerait de l’investigation empirique, mais il insiste sur la nécessité de défendre la science et la théorie : « …l’absence de théorie, d’analyse théorique de la réalité, que couvre le langage d’appareil, enfante des monstres. (…) Je ne suis pas assez naïf pour penser que l’existence d’une analyse rigoureuse et complexe de la réalité sociale suffise à mettre à l’abri de toutes les formes de déviations terroristes ou totalitaires. Mais je suis certain que l’absence d’une telle analyse laisse le champ libre. C’est pourquoi, contre l’antiscientisme qui est dans l’air du temps et dont les nouveaux idéologues ont fait leurs choux gras, je défends la science et même la théorie lorsqu’elle a pour effet de procurer une meilleure compréhension du monde social. On n’a pas à choisir entre l’obscurantisme et le scientisme » (Bourdieu, 1979/1980, pp.17-18).
Tous les courants d’analyse (en sciences économiques comme en sociologie) adoptent la même posture à propos de l’importance des théories. Inutile sans doute de revenir sur le cas de K. Marx (Marx, 1857/1965) et sur ses conceptions épistémologiques qui le conduisent à préconiser une démarche consistant à s’élever de l’abstrait au concret. Mais on peut citer J.-B. Say : « Qui est-ce qui connaît le mieux les faits que le théoricien qui les connaît sur toutes leurs faces, et qui sait les rapports qu’ils ont entre eux » (Say, 1803/1972, p. 12). A. Marshall a une position comparable lorsqu’il fait observer (avec son sens habituel de l’équilibre) que « l’économiste doit être avide de faits, mais les faits par eux-mêmes n’apprennent rien » (Marshall, 1890/1971, p. 148). Pareto va dans le même sens et affirme : « l’abstraction constitue pour toutes les sciences la condition préliminaire et indispensable de toute recherche » (Pareto, 1906/1981, p. 17) [4]. On pourrait continuer à parcourir les auteurs marquants, orthodoxes aussi bien qu’hétérodoxes, et retrouver partout cette insistance sur l’importance des théories.
L’épistémologie économique souligne, elle aussi, qu’il est vain d’opposer faits et théories [5]. C’est ce qu’écrivait fort justement jadis S. Latouche : « Cette problématique consistant à opposer les « faits » à la théorie existante, qu’elle soit celle des contestataires radicaux, de Baran et Sweezy, de Sismondi ou de l’école historique allemande, est caractéristique de l’empirisme. L’opposition des faits à la théorie suppose que les faits possèdent en eux-mêmes le principe de leur connaissance et qu’ils peuvent être opposés directement au savoir intellectuel. L’erreur de cette problématique, c’est d’opposer un savoir humain qui gît dans le cerveau à un savoir qui résiderait directement dans les faits eux-mêmes » (Latouche, 1973, p. 24). Latouche reprend ici à son compte les acquis de l’épistémologie contemporaine : de G. Bachelard à K. Popper, celle-ci ne cesse d’insister sur la nécessaire formulation de « problèmes » ou de « conjectures ». L’accent y est mis sur le fait que la démarche scientifique suppose l’adoption d’un point de vue sur le réel, sur le fait que celui-ci est construit (comme objet scientifique) à partir des questions que les théories permettent de poser. Parmi les innombrables références possibles, citons ce bref passage de Popper : « Mon point de vue est, en bref, que notre langage ordinaire est plein de théories, que l’observation est toujours une observation faite à la lumière de théories, que seul le préjugé inductiviste conduit à penser qu’il pourrait y avoir un langage phénoménal exempt de théories et susceptible d’être distingué d’un langage théorique ». (Popper, 1934/1973, p. 58).
L’accord semble donc très large sur le fait que la production de connaissances scientifiques, en sciences sociales comme dans les sciences de la nature, suppose la mobilisation d’approches théoriques. Au demeurant, comme le soulignait B. Malinowski, il n’y a pas vraiment à choisir, toute activité de connaissance, même quand elle se présente comme purement descriptive, suppose le recours (conscient ou non) à la théorisation : « Il n’est pas de description qui soit vierge de théorie. Que vous vous efforciez de reconstituer des scènes historiques, d’enquêter sur le terrain auprès d’une tribu sauvage ou d’une communauté civilisée, d’analyser des statistiques, d’opérer des déductions à partir d’un monument archéologique ou d’une découverte préhistorique - chaque énoncé et chaque raisonnement doit passer par les mots, c’est-à-dire par les concepts. Chaque concept à son tour est le fruit d’une théorie, qui décide que certains faits sont pertinents, et que d’autres sont des intermèdes fortuits ; qu’enfin les choses se passent ainsi parce que des personnes l’ont voulu, des masses ou des agents matériels du milieu ambiant (Malinowski, 1944/1970, pp. 12-13).
Certes, un certain nombre de controverses existent à propos du statut épistémologique des théories ; cependant, elles relèvent dans une large mesure, selon nous, du malentendu.

1.2. De quelques faux débats épistémologiques

Le premier de ces faux débats concerne la nature même des théories. Pour ce qui concerne les sciences sociales, les théories sont souvent identifiées à des prises de position idéologiques [6]. Les termes « néo-classique » et « libéral » [7] sont souvent confondus, et réciproquement, parler d’accumulation du capital est généralement considéré comme relevant nécessairement d’un positionnement politique de gauche ou d’extrême gauche. Il faut pourtant souligner que si le « rapport aux valeurs » des pères fondateurs des différentes théories n’est pas sans importance, le propre d’une théorie scientifique est qu’elle conserve sa pertinence indépendamment de son terreau idéologique. C’est ainsi que l’on peut trouver féconde la théorie monétaire des crises de F. Hayek sans partager les options de cet auteur sur le plan de la philosophie politique. On peut ne pas partager les visions du monde de K. Marx et de D. Ricardo et considérer que le problème théorique de la baisse tendancielle du taux de profit et d’une éventuelle marche vers un état stationnaire (ou vers un blocage de l’accumulation capitaliste) est un problème qui mérite étude et réflexion. On peut ne pas se sentir proche des conceptions chrétienne et philanthropique de nombre des fondateurs de l’Ecole de Chicago, mais considérer que leur analyse des interactions sociales, leur contribution à l’étude de la délinquance etc., sont fondamentales pour la sociologie.
Cette vision des analyses théoriques est soutenue notamment en sciences économiques par S.C. Kolm : « …quand on considère ce qu’ils disent vraiment, on voit que Marx, Walras et Keynes ont la même théorie de l’économie du capitalisme de marché. Simplement, chacun analyse plus que les autres certains aspects. Ces auteurs sont donc non seulement d’accord mais de plus complémentaires. Selon le problème posé, l’un ou l’autre en dit plus et est donc plus utile » (Kolm, 1986, p. 166). En sociologie, P.-J. Simon défend un point de vue comparable : « Il ne s’agit nullement, par conséquent, d’opposer en sociologie, comme s’il s’agissait de systèmes entièrement clos et totalement incompatibles entre eux, Marx et la tradition marxiste, Durkheim et l’école française de sociologie, Weber et la sociologie compréhensive. Il s’agit plutôt, dans les perspectives de ce que les auteurs du Métier de sociologue appellent l’éclectisme paisible de la théorie de la connaissance sociologique, d’assurer, sans aucunement en gommer les différences ni cesser d’en percevoir les antagonismes, la communication (et toutes les fois où l’analyse sans dogmatisme ni complaisance le justifie, la convergence) entre les oeuvres des fondateurs et les courants d’idées qui en sont issus » (Simon, 1991, pp. 381-382).

La confusion entre théorie et option idéologique renvoie souvent à une incompréhension sur la nature des théories. Celles-ci sont souvent conçues comme des réponses définitivement établies, des systèmes clos dont la validité serait en permanence affirmée voire imposée aux élèves, aux étudiants et à l’opinion. Or une théorie n’est pas un ensemble de réponses, c’est une machine à poser des questions. Une théorie féconde est une théorie qui permet de faire surgir des interrogations nouvelles, qui permet d’aborder les « faits » sous un angle nouveau, qui permet surtout de construire des « faits » jusque là non pris en compte par l’analyse scientifique. Le travail scientifique ne consiste pas à défendre et à illustrer une théorie à laquelle on adhère, mais à soumettre cette théorie à la critique, à des épreuves de réfutation. Une théorie scientifique n’est donc jamais une orthodoxie. Grâce à G. Bachelard et K. Popper nous savons qu’une théorie doit toujours être considérée comme partielle et provisoire. Il ne s’agit donc jamais d’être pour ou contre une théorie, mais d’utiliser telle ou telle théorie, pour rendre compte de tel ou tel objet, pour éclairer tel ou tel problème, pour suggérer telle ou telle investigation empirique. Il est vrai cependant que des théories scientifiques ont fonctionné comme des idéologies, comme des systèmes clos. Ce fut le cas bien sûr de la théorie de K. Marx, au point qu’on a pu dire que le marxisme était l’ensemble des erreurs qui avaient été commises à propos de l’œuvre de Marx. Ce dernier avait pourtant pris soin de mettre en garde ses premiers disciples en indiquant que, pour sa part, il n’était pas marxiste. L’approche de T. Parsons (quoi qu’avec un impact historique sans commune mesure) a aussi contribué à discréditer la théorisation. Son statut de « suprême théorie » (C.W. Mills), visant à englober la pensée sociologique dans son ensemble, a puissamment favorisé une posture « anti-théorique » chez certains sociologues qui refusaient de se laisser enfermer dans un discours qui surplombait le social sans nourrir de véritables investigations empiriques. Quant au libéralisme économique, il tend à fonctionner comme une « pensée unique » en oubliant les critiques d’A. Smith contre le « complot permanent des maîtres » visant à faire baisser les salaires ou les prises de position de L. Walras en faveur de la nationalisation de la terre et des chemins de fer.
C’est parce que certaines théories en venaient à ne plus prendre en compte le réel que le travail de description a été remis à l’honneur, particulièrement en sociologie. Certains auteurs se réclamant de l’Ecole de Chicago ou de l’ethnométhodologie ont mis en avant la nécessité d’une démarche inductive, ont affirmé le primat du terrain, ont plaidé pour une théorie fondée sur les faits (« grounded theory » illustrée notamment par A. Strauss). L’existence de ce courant doit-il nous conduire à remettre en cause l’importance de l’approche théorique dans les sciences sociales ? Sans doute pas. Comme le souligne D. Cefaï (2003), les sociologues de l’Ecole de Chicago lorsqu’ils étudient, par exemple, les phénomènes de délinquance sur la base d’enquêtes de terrain, de recueil de données etc., ont bien un point de vue théorique. Ils rejettent les explications naturalistes de la délinquance et s’inscrivent dans une perspective théorique qui vise à établir une relation entre les conditions sociales (urbanisme, logement, relations inter-ethniques etc.) et les comportements déviants. Par conséquent, si ces auteurs adoptent une méthodologie qualitative, s’ils mettent l’accent sur une démarche compréhensive, s’ils cherchent à éviter que le point de vue théorique du chercheur ne biaise la collecte des données, ils ne manifestent pas pour autant un refus de la théorie. C’est ce que précise fermement A. V. Cicourel « le travail de terrain est un moment nécessaire de la recherche sociologique, mais une sophistication théorique considérable est requise pour rendre plus précises et plus rigoureuses les opérations d’investigation, d’enregistrement, de clarification et d’interrogation des données, et pour attester de leur validité par-delà les groupes et les cultures » (Cicourel, 2003, pp. 380-381). On peut observer que dans la production des connaissances économiques le rôle de la théorisation est moins souvent contesté. Si, au XIXe siècle, les membres de l’Ecole Historique Allemande ou les institutionnalistes américains ont mis l’accent sur les faits et la description en réaction à l’abstraction théorique de l’école ricardienne, les héritiers contemporains de ces courants accordent une place importante à la théorie. C’est le cas des néo-institutionnalistes (O. Williamson notamment) et de l’Ecole de la régulation qui, tout en soulignant l’importance de l’approche historique, ont l’ambition de construire un cadre théorique permettant de rendre compte de « faits stylisés » qui sont manifestement construits à partir d’un point de vue sur le réel.

Au total, deux idées essentielles nous semblent devoir être retenues à partir de cette modeste réflexion épistémologique :
-La première, formulée par B. Lahire, concerne l’importance de l’activité de théorisation « En posant d’emblée un regard suspicieux sur toute activité de théorisation (…) qui, dès lors, ne peut être vécue que comme une activité un peu honteuse, le sociologue se priverait, bien inutilement, des ressources précieuses de l’explicitation, de la clarification et de la précision, c’est-à-dire de la réduction de l’implicite, du flou et de la confusion. » (Lahire, 2004, p. 121).
-La seconde, formulée par A. Bonnafous, concerne l’importance du pluralisme et de la controverse : « La nécessité du pluralisme doctrinal ne relève pas seulement du refus de principe de la mise au pas du chercheur. Elle est aussi la condition la plus sûre de l’effort de scientificité pour la simple raison que rien ne vaut la controverse pour produire des falsifications ou pour contraindre les parties à s’y soumettre ». (Bonnafous, 1989, p. 178)

  II. Le recours aux théories : une nécessité didactique

La mise en évidence de l’importance des théories d’un point de vue épistémologique, ne permet cependant pas de trancher sur la place que doivent occuper ces mêmes théories dans les pratiques d’enseignement. Certains professeurs de SES, tout en partageant la posture épistémologique présentée ci-dessus, n’en soutiennent pas moins un « inductivisme pédagogique » [8] qui serait plus favorable aux apprentissages des élèves. On a pourtant de bonnes raisons de penser que la prise en compte des théories dans l’enseignement scolaire des sciences sociales est une exigence pour la formation des élèves

2.1 Former les élèves au rationalisme expérimental

Il existe quatre raisons essentielles qui rendent nécessaire, d’un point de vue didactique, le recours aux théories dans l’enseignement des SES.

1-La première raison est liée à la formation épistémologique des élèves. Former les élèves aux sciences sociales, ne consiste pas à leur faire apprendre des collections de « faits », de « théorèmes » ou de « lois », mais à leur faire acquérir une posture intellectuelle et une culture vivante leur permettant d’interpréter le monde. De ce point de vue, toute formation est nécessairement épistémologique. Si on ne conduit pas les élèves à adopter un autre point de vue sur ce que sont les connaissances en sciences sociales, sur la façon de les produire, de les valider, de les remettre en cause, le risque est grand de voir, au mieux, les élèves collectionner et mémoriser des éléments de connaissances isolés, des définitions non articulées entre elles et des « théories » qui relèveront davantage de l’acte de foi que de la conjecture scientifique. Il importe donc de mettre en œuvre des démarches d’apprentissages (des situations didactiques) qui permettront aux élèves d’acquérir les normes du travail scientifique :
- identification d’un problème (Par exemple : pourquoi le taux de chômage en France reste-t-il durablement élevé ?)
- formulation d’une ou de plusieurs conjectures visant à résoudre le problème (parce que la demande est insuffisante, parce que les taux de salaire ne sont pas assez flexibles, en raison de la concurrence des pays à bas salaires, etc.)
- investigations visant à réfuter ou à valider provisoirement telle ou telle conjecture (recherches documentaires, traitement de données statistiques, etc.)
- débat scientifique dans la classe permettant de montrer la fécondité de la controverse (dès lors qu’elle repose sur l’argumentation rationnelle) [9].
L’apprentissage des concepts, des faits, des mécanismes, doit être en même temps une formation des élèves à l’épistémologie. Les SES ne sont pas seules à viser cet objectif, les disciplines scolaires qui se fondent sur les sciences de la nature et la philosophie y contribuent aussi. Dans tous les cas, il s’agit de montrer aux élèves les impasses du dogmatisme et de l’empirisme, il s’agit de les former à exercer un esprit critique sur la base d’une argumentation rationnelle. Non par de grands discours épistémologiques, mais par un travail au quotidien sur les objets d’étude qui figurent dans les programmes. On peut, et on doit, former les élèves à la rigueur argumentative, à la prudence dans l’interprétation des données statistiques, à la vigilance à l’égard des idées reçues, etc. On peut, et on doit, leur montrer, par la pratique dans la classe, la fécondité de l’échange public d’arguments, dès lors que les règles du champ scientifique sont respectées et que la seule autorité qui s’impose est celle de la force du meilleur argument (Bourdieu, 2001). En bref, il faut concevoir l’apprentissage des élèves de telle façon qu’ils s’approprient les règles du travail scientifique, donc qu’ils modifient leur épistémologie implicite (qui relève souvent du positivisme naïf). Faute de cette révolution épistémologique, les apprentissages des élèves risquent de se révéler fragiles. Dés l’origine des SES, l’ambition de former les élèves à la démarche expérimentale était présente. Mais cette démarche expérimentale était conçue (à partir notamment des analyses de J. Fourastié) dans une perspective empiriste et en opposition aux théories. Or, comme nous le rappelle J.-M. Berthelot, il n’est pas possible d’opposer la démarche expérimentale et les théories : « Le raisonnement expérimental n’est donc pas un empirisme : il ne se contente pas de lire les faits ; il retient et travaille les relations qui peuvent être théoriquement significatives » (Berthelot, p. 31).

2- La deuxième raison concerne la construction par les élèves de leurs propres connaissances. Il faut ici revenir aux acquis de la psychologie cognitive et de la psychologie sociale sur l’importance et la nature des représentations (ou des conceptions) des élèves. C’est d’autant plus important que des travaux majeurs ont été réalisés par les précurseurs de la formation économique et sociologique que sont J.M. Albertini, P. Vergès ou M. Parodi [10]. De très nombreux travaux empiriques le montrent, les élèves comme les adultes en formation ne sont pas vierges de connaissances lorsqu’ils doivent réaliser des apprentissages [11]. Ces « connaissances spontanées », qui trouvent leur origine à la fois dans les pratiques quotidiennes, dans les idéologies, dans les apprentissages précédemment réalisés, sont structurées, elles sont dotées d’une efficacité comme grille d’interprétation du réel et comme guide pour l’action. On ne peut pas les faire évoluer, sans les confronter à d’autres approches, elles aussi cohérentes et susceptibles de fournir d’autres grilles d’interprétation. Il ne s’agit pas d’apprendre aux élèves une définition, puis un mécanisme, puis un ordre de grandeur statistique car, comme le notait G. Bachelard : « Il n’y a pas de connaissance par juxtaposition. Il faut toujours qu’une connaissance ait une valeur d’organisation ou plus exactement de réorganisation. S’instruire c’est prendre conscience de la valeur de division des cellules du savoir » (Bachelard, 1949/1970, p. 65). Très logiquement, Bachelard est conduit à mettre en garde les scientifiques comme les enseignants contre les illusions d’un passage simple de l’ignorance à la connaissance. Il insiste aussi sur les risques d’une « pédagogie fractionnée » incapable d’offrir une alternative à l’esprit non-scientifique : « Pour le savant, la connaissance sort de l’ignorance comme la lumière sort des ténèbres. Le savant ne voit pas que l’ignorance est un tissu d’erreurs positives, tenaces, solidaires. Il ne se rend pas compte que les ténèbres spirituelles ont une structure et que, dans ces conditions, toute expérience objective correcte doit toujours déterminer la correction d’une erreur subjective. Mais on ne détruit pas les erreurs une à une facilement. Elles sont coordonnées. L’esprit scientifique ne peut se constituer qu’en détruisant l’esprit non scientifique. Trop souvent le savant se confie à une pédagogie fractionnée alors que l’esprit scientifique devrait viser à une réforme subjective totale » (Bachelard, 1940/2002, p. 8). Si l’erreur est bien « un outil pour enseigner » (Astolfi, 1997), il faut comprendre qu’on ne peut corriger de façon ponctuelle telle ou telle erreur. Seul le recours aux théories permet aux élèves de rompre avec le « tissu d’erreurs positives » qui structure leurs représentations en construisant un cadre cohérent alternatif [12].

3- La troisième raison concerne le sens des apprentissages pour les élèves et donc la problématisation. Dans ce domaine aussi, l’accord est très large chez les chercheurs en éducation (psychologues, didacticiens, sociologues, etc.). Les élèves n’apprennent que s’ils trouvent du sens aux savoirs. Et ce sens ne peut être trouvé que si les savoirs répondent à des questions, s’ils ont un enjeu, s’ils permettent de résoudre un paradoxe, de surmonter une contradiction. La tâche du professeur est donc de concevoir des situations didactiques dans lesquelles les élèves voient leur curiosité aiguisée, leur système de représentations déstabilisé. Ces « situations-problèmes » placent les élèves dans une perspective d’investigation et ouvrent la possibilité d’une structuration nouvelle de leurs connaissances qui constitue précisément l’apprentissage. Or, les situations-problèmes ne peuvent être conçues par le professeur qu’à partir d’interrogations théoriques, à partir de la connaissance de l’histoire des débats théoriques qui ont marqué la discipline enseignée. De même, la nouvelle structuration des connaissances qui permet aux élèves de s’approprier des savoirs nouveaux, incorpore nécessairement des savoirs théoriques. Pour dire les choses autrement, on ne peut avoir quelques chances de motiver les élèves, de les impliquer dans le processus d’apprentissage, que si les savoirs sont problématisés. En travaillant ainsi avec les élèves, on contribue à leur formation épistémologique car, comme le soulignait G. Bachelard : « C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » (Bachelard, 1938/1983, p.14).
Partir des problèmes, inévitablement théoriques, et non pas des faits (ou des « objets ») [13], voilà la seule façon de donner du sens aux apprentissages.

4- La quatrième raison, la plus importante sans doute, concerne l’égalité des élèves dans l’accès au savoir. Beaucoup de défenseurs de la « pédagogie inductive », ou des « fondamentaux », invoquent le faible niveau des élèves. Ou plutôt de certains élèves qui ont un « esprit concret », sont rétifs à l’abstraction, etc. Il faudrait pour ces élèves un enseignement « concret », privilégiant la simplicité. Un enseignement d’où la problématisation et les controverses seraient évacuées (trop complexe) et où l’on exigerait la connaissance de « faits » et de « mécanismes » sans encombrer l’esprit des élèves par un excès de nuances et de débats [14]. Dans cet esprit, on définira l’entreprise par la recherche du profit (sans s’encombrer de l’économie sociale), on étudiera l’évolution de la population active à partir des trois secteurs (sans s’encombrer des débats sur la tertiarisation et la nouvelle économie), on confondra égalité et équité, on se limitera à une conception instrumentale et dichotomiste de la monnaie, etc. Il est bien évident qu’une telle approche est ségrégative, car les élèves qui bénéficient d’un capital culturel familial, ceux qui poursuivront des études longues, auront accès à une approche théorique des questions économiques et sociologiques, les autres seront victimes de ce que Pierre Bourdieu appelait « l’abdication empiriste », laquelle, soulignait-il, est « foncièrement conservatrice » [15]. Ce caractère inégalitaire d’un enseignement reposant sur le concret, sur le renoncement à la conceptualisation et à la théorie a bien été montré par le sociologue Jean-Pierre Terrail (Terrail, 2004). Ce point est souligné avec force par La revue du Mauss : « Réputés peu enclins à l’abstraction, les enfants des classes populaires (mais avec eux une bonne part des populations d’âge scolaire) se voient proposer un enseignement « concret », imagé, ludique, supposé leur éviter les rigueurs de l’abstraction et la pénibilité de l’apprentissage. Prétendre éduquer par le concret, par des exemples ou des historiettes amusantes, c’est interdire d’apprendre… » (Revue du Mauss, 2004, p. 472).
Ce débat ne se limite pas aux SES, mais concerne l’ensemble du système éducatif. Doit-on chercher à faire accéder tous les élèves à une culture exigeante leur permettant d’exercer de façon autonome une activité intellectuelle ou bien doit-on, au nom du réalisme, livrer au plus grand nombre un enseignement appauvri, dépouillé de tout enjeu culturel et social ? Sachant que, dans ce dernier cas, les privilégiés iront chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas dans l’enseignement destiné au plus grand nombre. Si l’on pense avec K. Popper que « les théories sont des filets destinés à capturer ce que nous appelons « le monde » ; à le rendre rationnel, l’expliquer, le maîtriser » (Popper, 1934/1973, p. 58), avons-nous le droit de priver les élèves de ces « armes de la critiques » que sont les théories ? Sauf, bien sûr, à renoncer à l’ambition démocratique du service public d’éducation.

2.2. De quelques faux débats didactiques

Même les collègues qui sont convaincus de l’importance des théories sur le plan épistémologique, même ceux qui considèrent que la prise en compte des représentations, la problématisation, la conceptualisation, sont essentielles, se demandent si cette ambition est réalisable, si elle ne se heurte pas aux difficultés de la pratique quotidienne de l’enseignement. Certains collègues insistent aussi sur les dangers et les dérives possibles d’un enseignement qui serait trop théorique.
Sans prétendre être exhaustif, tentons d’examiner certains de ces arguments qui conduisent à refuser ou à minorer la place des théories dans l’enseignement des SES.

1- « Les théories, c’est abstrait et c’est trop complexe pour les élèves ».
Cet argument repose sur une confusion, assez répandue il est vrai. Il existe des théories plus ou moins complexes, mais une théorie est toujours plus simple que le réel dont elle vise à rendre compte. Par exemple, la loi de Newton relative à la chute des corps en l’absence de frottement est beaucoup plus simple que la chute d’une feuille d’arbre. Pour rendre compte de cet événement concret, il faudrait prendre en compte une multitude de facteurs relatifs à la forme de la feuille, aux modalités de son détachement de l’arbre, aux frottements de l’air, à la vitesse et à la direction du vent etc. Travailler à partir de l’hypothèse théorique de l’absence de frottement est évidemment une simplification. De même, l’étude de la formation des prix dans des conditions hypothétiques de concurrence parfaite est beaucoup plus simple que d’étudier un marché concret (celui du pétrole par exemple). Cette dernière étude demanderait de prendre en compte de multiples facteurs techniques et géopolitiques. Bien sûr, on peut se demander si la simplification opérée par la démarche théorique ne prive pas les résultats obtenus d’une portée heuristique suffisante. Par exemple, on peut trouver le modèle du marché en concurrence parfaite trop simplificateur pour rendre compte de la complexité de la régulation marchande, mais on ne peut certainement pas lui reprocher d’être trop complexe [16]. De façon générale, il s’agit de montrer que toute tentative de compréhension du réel suppose une démarche de théorisation, c’est-à-dire à la fois d’abstraction et de simplification [17]. Les modèles ainsi produits peuvent par la suite être enrichis ou remplacés par des modèles ayant une portée heuristique plus grande. Une approche théorique est aussi un moyen d’ordonner le réel, et par là de permettre aux élèves de s’approprier plus facilement des savoirs, puisqu’un grand nombre de cas concrets peuvent être pris en compte à partir d’une seule relation théorique ou d’une seule problématique. Par exemple, le programme de première ES est construit à partir d’une problématique théorique que les élèves peuvent s’approprier par leur travail tout au long de l’année sur les divers points du programme. Cette problématique théorique se ramène à quatre concepts : le lien social (ou cohésion sociale) résulte de l’articulation (selon des modalités variables) de trois types de liens : le lien marchand, le lien communautaire, le lien politique. Cette conceptualisation permet de mettre en ordre des « objets » aussi différents que la monnaie, l’intervention de l’Etat dans l’économie, la culture, la déviance. Plutôt que de pulvériser le savoir en une multitude de thèmes et de « notions » entre lesquels les élèves ne perçoivent pas les liens, on aura beaucoup plus de chances de favoriser l’appropriation des connaissances par les élèves en explicitant et en faisant fonctionner de façon récurrente la problématique théorique. De même, en classe terminale, la distinction entre individualisme universaliste et individualisme particulariste permet de rendre compte de beaucoup de phénomènes : l’idéal démocratique et sa mise en œuvre, la justice sociale et l’égalité, l’exclusion, l’Etat providence, la gouvernance mondiale, etc.
La plupart des professeurs partagent sans doute l’objectif de conduire les élèves à la conceptualisation [18] (et non à une simple collection de descriptions). Mais toute conceptualisation renvoie forcément à une théorie, car le propre d’un concept c’est d’être problématisé, de n’avoir de sens que par des relations avec d’autres concepts. C’est d’autant plus important qu’un même mot (« marché », « exploitation », « plus value », « capital », etc.) correspond souvent à plusieurs concepts que l’on ne peut distinguer qu’en référence aux théories au sein desquelles ces concepts ont été construits.

2- « Enseigner les théories, cela ne peut conduire qu’à un enseignement magistral »
C’est là sans doute la crainte la plus répandue. Nous avons tous été soumis à ces enseignements universitaires à la fois théoriques, magistraux et…soporifiques et nous cherchons à ne pas reproduire avec nos élèves ce contre-modèle pédagogique. Rien là que de très légitime. Mais le lien ainsi établi entre « enseignement théorique » et « enseignement magistral » n’a rien de nécessaire. Bien mieux, un enseignement véritablement théorique exclut un enseignement magistral. Comme nous l’indiquions plus haut, il s’agit de faire pratiquer par les élèves la fécondité de l’investigation empirique à partir d’une problématique théorique. Il s’agit de leur montrer que l’on doit toujours construire une modélisation (même très simple) et la soumettre à des épreuves de corroboration. Il s’agit enfin, et peut-être surtout de leur montrer la fécondité du débat scientifique. De telles démarches supposent que les élèves soient en situation d’activité intellectuelle et non en position d’enregistrement passif d’un discours « théorique ». De nombreuses démarches pédagogiques existent, et ont été mises en œuvre en SES, pour permettre un enseignement théorique et non magistral. On peut imaginer par exemple un jeu de rôle où les élèves débattent du libre échange et du protectionnisme en adoptant la posture de D. Ricardo, de K. Marx et de F. List. On peut utiliser un jeu macroéconomique très simple (comme POLECO développé jadis à l’INSEE) pour montrer la portée et les limites de la régulation macroéconomique par la demande [19]. Un ouvrage récent consacré à l’économie expérimentale (Eber et Willinger, 2005) propose un jeu très simple qui permet de montrer que la combinaison de décisions individuelles rationnelles conduit à une offre sous optimale de biens collectifs [20]. On peut faire concevoir et exploiter une enquête sociologique par les élèves [21]. Il existe aussi des supports informatiques et un grand nombre d’autres dispositifs inventés ou adaptés par les collègues. L’important évidemment est de faire le lien avec les enjeux théoriques. Nous avons mis l’accent ici sur des démarches assez innovantes, mais le travail, plus classique, sur documents (textes ou statistiques) peut être tout aussi adapté à la démarche que nous proposons.

3- « Privilégier les théories c’est transformer les élèves en singes savants »
Certains collègues s’inquiètent et s’irritent (légitimement) lorsqu’ils voient les élèves utiliser des concepts ou faire référence à des théories sur la base d’un apprentissage mécanique. Parfois les élèves citent des auteurs ou des théories de façon purement ostentatoire (pour « faire savant »). Il est facile de constater rapidement que ces élèves sont incapables d’utiliser ces théories (qu’ils ne maîtrisent pas vraiment) pour interpréter le réel. Souvent ils font des oppositions simplistes entre théories ou bien fonctionnent comme si les discours théoriques pouvaient être juxtaposés et jamais articulés (pour parler du commerce international on ouvre le « tiroir » Ricardo, pour parler des classes sociales, on ouvre le « tiroir » Marx, etc.). Ce risque est très réel. Mais soulignons tout d’abord qu’il n’est pas propre à un enseignement accordant de l’importance aux théories économiques et sociologiques. Le risque de voir les élèves ne disposer que d’un « savoir décoratif », sorte de vernis à usage strictement scolaire qui ne modifie pas leurs représentations, existe même dans un enseignement plus descriptif. Les élèves peuvent parfois réciter les définitions de « valeur ajoutée » ou de « productivité » sans pouvoir, par exemple, utiliser de façon pertinente ces concepts dans le cadre d’une analyse de données statistiques. Théories ou pas, on est renvoyé à la nécessité de mettre en mouvement les représentations des élèves si l’on veut que les apprentissages se réalisent.
Plus fondamentalement, et s’agissant des théories, trois points doivent être soulignés pour éviter la dérive qui consisterait à faire des élèves des « singes savants » :
- D’une part, il importe de montrer aux élèves que les théories ne sont pas des discours clos, mais qu’elles permettent d’interroger le réel, de l’ordonner (provisoirement) : en bref une théorie n’a de sens que comme guide pour l’investigation empirique.
- D’autre part, il faut combattre la tendance des élèves à confondre les divergences théoriques avec des controverses idéologiques. Il faut pour cela saisir toutes les occasions de montrer que les grands auteurs ont eu des positions nuancées, voire surprenantes, sur certaines questions (Marx était pour le libre-échange). Il faut aussi leur montrer la richesse de certains concepts (en réfléchissant par exemple à l’articulation entre libéralisme politique et libéralisme économique).
- Enfin, il faut lutter contre la tentation de la sophistication théorique. Pour cela il faut s’en tenir strictement au programme et ne pas « charger la barque » pour les élèves. Mais il faut aussi oser être simple. Il existe des problématiques théoriques, simples, mais robustes et d’une grande portée heuristique. Par exemple en science économique la distinction entre « ajustement par les prix » ou « ajustement par les quantités ». Ou encore, dans la même discipline, la distinction entre marché et hiérarchie [22]. Au niveau de l’enseignement secondaire, inutile de multiplier les noms d’auteurs ou de préciser dans le détail l’histoire des concepts ou des théories.

4- « L’approche par les théories conduit au dogmatisme, aux oppositions simplistes ou au relativisme »
On vient de le voir, le risque est grand de voir les élèves succomber au dogmatisme. Ils sont à la recherche de réponses simples et tous les enseignants ont été confrontés un jour à la question d’un élève qui, de deux théories, demande quelle est la « vraie ». Souvent aussi, les élèves assimilent les théories à des orientations sociales et idéologiques qui leur sont propres. Ceux qui se sentent proches du mouvement altermondialiste seront contre le libéralisme ; ceux qui, par tradition familiale souvent, sont pour la liberté d’entreprise seront libéraux. On voit qu’il y a là une confusion entre doctrine et théorie. Tout enseignement accordant une importance aux théories doit souligner l’exigence de neutralité axiologique. On peut montrer aussi aux élèves qu’un auteur comme A. Sen par exemple, utilise une conceptualisation néo-classique.
Si le risque de dogmatisme est réel, le risque de relativisme n’est pas moindre. Confrontés à des interprétations diverses d’un même phénomène (le chômage par exemple), la tentation est grande pour les élèves de considérer que tous les discours se valent et qu’en fin de compte seules les opinions de chacun importent sans qu’il soit possible d’en discuter rationnellement. On retrouve ici encore l’importance de la formation épistémologique des élèves. Deux idées importantes permettent de limiter les risques du relativisme [23] :
- Tout d’abord, il faut insister sur l’importance de la vérité comme idéal régulateur. L’objectif de toute activité scientifique est de produire des énoncés qui ont une prétention à la vérité. Mais la vérité n’est pas le dogmatisme. Il est n’est pas contradictoire d’affirmer qu’une partie du chômage est de type keynésien (lié à une insuffisance de la demande) et qu’une autre partie est de type classique (lié à une rentabilité du capital insuffisante). La recherche de la vérité implique des propositions nuancées, aptes à rendre compte du réel.
- Ensuite, il faut montrer que les théories permettent de poser des questions pertinentes sur certains aspects, et certains aspects seulement. Il n’existe pas de « théorie totale » permettant de rendre compte de la totalité du réel.

5- « Enseigner les théories, surtout en économie, c’est nécessairement enseigner l’orthodoxie ».
Si la sociologie est traversée de paradigmes et de méthodologies diverses [24], la science économique est marquée par la domination du courant néo-classique. Dès lors, on associe volontiers « enseignement des théories » et « enseignement de l’orthodoxie néo-classique ». Cette objection peut être examinée de trois point de vue.
- Soulignons tout d’abord que certains partisans, comme certains adversaires, de l’approche néo-classique tendent à lui reconnaître une sorte de monopole du discours économique. Au point que certains confondent allègrement la dénonciation du libéralisme, de l’approche néo-classique et de la science économique, comme s’il s’agissait de trois termes équivalents. Considérant que la théorie se limite à la théorie néo-classique (pour laquelle ils ont peu de sympathie), certains collègues souhaitent « partir des faits » pour montrer que cette théorie est trop abstraite, trop loin du réel, mystificatrice, etc. Il n’est en effet pas très difficile de montrer que la « réalité » n’est pas atomistique, que l’information n’y est ni gratuite ni parfaite et d’en conclure que la théorie néo-classique n’est pas réaliste !
L’ennui d’une telle démarche, qui se veut critique, c’est qu’elle n’est pas fondée sur le plan épistémologique comme nous l’avons montré ci-dessus. Il est, en particulier, très contestable d’habituer les élèves à opposer la « réalité » aux théories, car le propre d’une théorie, c’est précisément de ne pas être réaliste.
- D’autre part, cette critique de la théorie néo-classique par les « faits » repose sur une réduction du paradigme néo-classique au seul modèle walrasien de base en concurrence parfaite. Or, la littérature néoclassique raisonne pour l’essentiel aujourd’hui en concurrence imparfaite, elle prend en compte les asymétries d’information, accorde une grande place aux institutions, etc. Prétendre rejeter comme irréaliste la « théorie néo-classique » sur la base d’une critique de certaines hypothèses du modèle de concurrence parfaite est pour le moins contestable. Il semble bien préférable de montrer aux élèves comment, en abandonnant certaines hypothèses de base de ce modèle (l’atomicité par exemple), on peut produire de nouveaux modèles explicatifs qui permettent d’interpréter de nombreux aspects de la réalité (les cartels, les ententes, les abus de position dominante, les concentrations, etc.).
- Enfin, il faut souligner que l’existence d’un paradigme dominant en sciences économiques, n’a pas fait disparaître toutes les autres théories. La lecture hétérodoxe de Keynes, la pensée de Marx débarrassée de sa gangue idéologique, les approches institutionnalistes, la théorie de la régulation, etc., sont d’un grand intérêt pour la compréhension du monde et pour la formation des élèves. Accorder une place importante aux théories dans l’enseignement des SES, c’est donc faire toute leur place aux paradigmes (dominants ou dominés) qui disposent d’une légitimité scientifique et qui sont enrichissant pour la culture des élèves.

  Conclusion

Sur le plan épistémologique, le rôle décisif des constructions théoriques comme outil de production des connaissances nouvelles et comme cadre (provisoire) de mise en ordre des savoirs n’est guère contesté. Même les auteurs les plus soucieux de travail empirique insistent sur l’absence de fondement de l’empirisme naïf.
Il y a là une première raison de faire une place significative aux théories dans l’enseignement des SES. Toute discipline scolaire vise à transmettre aux élèves un patrimoine de concepts, de problématiques, de mécanismes, bref de théories, qui sont autant d’outils pour comprendre le monde. Sauf à réserver ce patrimoine théorique à quelques privilégiés, il faut se fixer comme objectif de permettre à tous les élèves de s’approprier une nouvelle posture intellectuelle à l’égard des théories.
Les théories n’ont pas seulement une fonction patrimoniale, elles sont aussi une composante importante du processus d’apprentissage des élèves. Elles donnent du sens aux savoirs, elles permettent aux élèves de mettre en ordre les connaissances acquises, elles favorisent la mémorisation. Difficile de priver les élèves de ce patrimoine culturel.
Certes, nous l’avons vu, le fait d’accorder une grande importance aux théories peut conduire à des difficultés accrues pour l’enseignant : un enseignement magistral est souvent considéré comme plus « facile » à réaliser qu’une séquence où les élèves sont actifs.
Prendre en compte les théories comporte des risques (de dogmatisme ou de relativisme), mais toute activité d’enseignement comporte des risques. Mais surtout, l’expérience collective du corps des professeurs de SES peut nous aider à surmonter ces difficultés (en évitant le cours magistral, en formant les élèves à l’argumentation rationnelle, etc.).
La tâche est sans doute difficile, mais il est essentiel de la réussir si l’on veut permettre à tous les élèves d’accéder aux savoirs leur permettant de se situer de façon active et critique au sein de la sphère des phénomènes économiques et sociaux

source le Café Pédagogique
Bibloiographie à l’adresse mail jointe


Voir en ligne : IUFM Aix-Marseille (didactique des SES)