Le diplôme, l’arme des plus faibles .Il permet d’atténuer les inégalités et les discriminations subies par les jeunes arrivants sur le marché du travail.

mardi 7 mars 2006


par Tristan POULLAOUEC*
L’essor du sentiment de déclassement permettrait non seulement de comprendre le décrochage des élèves et les violences dans les établissements scolaires mais aussi la progression du vote d’extrême droite, la fermeture des fonctionnaires sur leurs avantages acquis ou encore le rejet du traité constitutionnel européen lors du référendum de mai dernier.
Reconnaissant que la prolongation des études est un choix rationnel pour chacun, les tenants des théories de l’inflation des diplômes estiment en revanche que la généralisation de ce comportement entraîne le déclassement de tous dès lors que « les places de cadres sont rares ». A quoi bon décrocher le bac si c’est pour se retrouver ensuite au chômage, intérimaire, caissière ou vendeur ?
A force de comparer l’usage des diplômes dans le monde du travail à l’utilisation de la monnaie dans les échanges marchands, on finit par oublier qu’on ne poursuit pas des études comme on constitue un portefeuille d’actions, et que l’intérêt d’une scolarité ne se réduit pas à ses débouchés professionnels immédiats. Mais même en se limitant à la rentabilité professionnelle des diplômes qu’ils visent, les enfants des classes populaires n’ont-ils pas de bonnes raisons de prolonger leurs études ? Si la progression des situations de déclassement est bien sûr en elle-même assez préoccupante, il faut toutefois rappeler que, trois ans après la fin de leurs études, les deux tiers des jeunes sortis de l’enseignement supérieur en 2001 avec un diplôme de premier cycle, tout comme les quatre cinquièmes des diplômés d’un second cycle, occupent des positions de cadres ou de professions intermédiaires, tandis que la quasi-totalité des diplômés d’un troisième cycle sont cadres, d’après les données du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq). A l’inverse, les possibilités d’accéder à ce salariat intermédiaire se raréfient pour les jeunes n’ayant pas continué leurs études au-delà du bac : les CAP et les BEP, mais aussi les bacs professionnels et technologiques, destinent de plus en plus massivement aux emplois d’exécution en début de carrière. Les diplômes les plus élevés constituent ainsi la meilleure protection contre le déclassement. De moins en moins suffisants pour obtenir un emploi, ils restent toutefois de plus en plus nécessaires.
Ils permettent en outre d’atténuer certaines inégalités et discriminations subies par les jeunes en arrivant sur le marché du travail. Plus elles sont diplômées, plus les trajectoires professionnelles des filles se rapprochent de celles des garçons. On sait également le rôle que joue le milieu d’origine dans l’accès aux différents emplois. Quels que soient leurs diplômes, les enfants d’ouvriers deviennent ainsi toujours plus souvent ouvriers ou employés que les enfants de cadres, notamment parce qu’ils ne trouvent pas dans leurs familles les ressources et les relations qui permettent de décrocher les emplois les plus prisés. Quels autres atouts peuvent-ils dès lors faire valoir sur le marché du travail, si ce n’est leur formation scolaire ? Précisément, cet effet de rappel de l’origine sociale sur les destins professionnels se révèle d’autant plus faible que les diplômes sont élevés : enfants de cadres ou enfants d’ouvriers, 90 % des titulaires d’un diplôme de niveau au moins égal à bac + 3 deviennent cadres ou professions intermédiaires dans les cinq ans qui suivent la fin de leurs études. Tout laisse penser par ailleurs qu’une bonne partie des déclassements connus par les diplômés de l’enseignement supérieur sont temporaires : entrés sur le marché du travail entre 1973 et 1982, au plus fort de la crise de l’emploi, 30 % d’entre eux ont commencé leur vie professionnelle comme employés ou ouvriers ; mais après onze à vingt ans de carrière, seuls 15 % sont encore employés ou ouvriers en 1993, et 80 % d’entre eux ont atteint un statut de cadre, moyen ou supérieur (d’après l’enquête « FQP 1993 » de l’Insee).
Reste que les diplômes d’aujourd’hui ne permettent plus aussi facilement d’obtenir les mêmes emplois qu’hier. Est-ce à dire que tous les jeunes subissant un déclassement à l’embauche sont surqualifiés pour les postes qu’ils occupent ? Rien n’est moins sûr, à écouter par exemple les stagiaires qui se mobilisent aujourd’hui pour la reconnaissance de leur travail et de leur qualification, ou encore les « intellos précaires » qui viennent combler à bas prix la pénurie de recrutements dans l’enseignement supérieur et la recherche, l’édition, la presse, la culture, etc. Sans analyser le contenu des activités de travail et des qualifications qu’elles requièrent, la thèse de l’inflation scolaire réduit implicitement la valeur des diplômes au prix que l’état actuel du marché du travail leur impose à l’embauche. La classification des emplois est une chose, l’usage que les employeurs font dans ces emplois des capacités attestées par les diplômes en est une autre. A moins de croire que la qualité des emplois offerts aux jeunes reflète systématiquement le niveau des compétences qu’ils tirent de leurs formations, on ne peut assimiler l’ensemble des déclassés à des surdiplômés. Si les déclassements étaient la conséquence inévitable de la diffusion des diplômes, ils auraient dû se multiplier dès les années 60, lorsque les générations des années 40 sont arrivées bien plus diplômées que leurs aînées sur le marché du travail. En réalité, aujourd’hui comme hier, l’expansion des scolarités n’est pas excessive au regard des besoins en qualifications plus élevées suscités par les bouleversements technologiques et organisationnels qui transforment l’appareil productif.
Plutôt qu’à l’abondance des diplômes, c’est bien davantage à la persistance du chômage de masse, à la dégradation du rapport de force des salariés face aux employeurs et aux conditions d’emploi faites aux jeunes qu’il faut attribuer l’augmentation des déclassements. Ceux-ci sont d’ailleurs plus fréquents quand les contrats de travail sont précaires, dans les secteurs des services aux particuliers, du commerce ou des transports, dans les petites entreprises, où la présence syndicale et les conventions collectives sont plus faibles. Et ce ne sont pas le CNE (contrat nouvelles embauches) et le CPE (contrat première embauche) qui arrangeront les choses : comment réclamer un poste à la hauteur de ses diplômes quand on risque d’être licencié sans motif durant deux ans ? Déclassés ou pas, jeunes ou moins jeunes, c’est l’ensemble des salariés qui sont dès lors concernés. Alors que les départs en retraite des enfants du baby-boom devraient faire baisser considérablement le chômage et nécessiter l’embauche de jeunes mieux formés que leurs aînés, le gouvernement choisit de précariser radicalement les salariés, en plaçant à nouveau les jeunes au banc d’essai des nouvelles normes d’emploi. C’est bien sur ce terrain de l’emploi qu’il faut lutter pour la reconnaissance des qualifications, et non par des politiques éducatives restrictives visant à contenir l’aspiration du plus grand nombre à la prolongation des études.

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*Tristan Poullaouec, sociologue,chercheur CNRS.